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En guise de portrait intime résumant quelques enjeux de ma fabrique personnelle, ces extraits de mon « ajournal » écrits au printemps 2021.

Il était si architecte que lorsqu'il dialoguait, cela revenait à ouvrir des fenêtres avec autrui : son premier mot, souvent détaché du reste, agissait comme une main saisissant un rideau, et donnait un avant-goût de la lumière susceptible d'entrer. Les phrases suivantes, telles une poignée décomprimant lentement des vantaux, libéraient quelques salutaires bouffées à la rencontre des masses d'air trop longtemps contenues. Si une question anodine surgissait, c'était aussi timidement qu'un œil glissé au dehors, ébloui dès les premiers jalons du lointain. Et la réponse, dans ce contexte, semblait toujours échapper au destin fatal d'une parclose pour résonner libre aux quatre vents. Ce nouvel ordre des choses ne devenait officiel qu’au moment où le rire, assez contagieux pour dessiller les plus réfractaires persiennes, contribuait à une seule et même atmosphère dénuée de toute ségrégation. Il savait que lancé dans l'une de ses nombreuses digressions, son propos s’apparentait à des fenêtres s'ouvrant dans des fenêtres. Mais il se gardait de tout monologue qui se rapprocherait trop d'un jour de souffrance sur une courette aveugle, ou pire, d'une logorrhée substituant chaque mur par une ouverture. Fort heureusement, il prenait un tel soin à choisir ses mots qu’une démonstration ordinaire se transformait vite en vue imprenable, et avec un peu plus d’éloquence, il parvenait soudain à y dresser un monument aussi pittoresque que prisé. Il était taquin à la façon de l'insecte auscultant les croisillons par une infinité de rebonds, sans jamais tenter l’entrée la plus évidente. Rarement il ne se fâchait, et plutôt que de laisser un courant d’air claquer, il évitait la tristesse des baies où il peut se mettre à pleuvioter, de même que la confidence imposant l’armature d’une jalousie. Et si tous ces paysages de la parole lui donnaient parfois des allures de démiurge, c’est pourtant dans l’échange avec les autres que lui en venaient toutes les tonalités.

/// Illustration : Irina Korina, fenêtre, 2019

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S’il fallait que j’écrive une esthétique du train, j’alignerais cinq voitures en laissant la possibilité d’en accrocher quelques autres. La première insisterait d’abord sur les propriétés spatiales qui, parmi l’éventail des moyens de transport, différencient le ferroviaire par un paradoxe savoureux : alors que le rail trace les voyages aux mouvements les plus contraints, les wagons offrent une liberté de déambulation qu'automobile ou avion peinerait à disputer. L’invention de la locomotive est peut-être un précédent à celle du cinéma, telle est la pensée qui viendrait au seuil de la deuxième, dont le but serait de démontrer que le train n’est au fond qu’une vaste caméra populaire, et l’itinéraire de chacun, la portion d’un travelling collectif sur le réel paysagé. Le réseau maillant les Rocheuses du Colorado n’était-il pas en effet baptisé « the scenic line of the world », accompagné du slogan « every mile a picture », soit une sorte de pellicule étirée ? La troisième rappellerait que les expositions universelles du 19e siècle ont sans cesse glorifié le chemin de fer à la conquête du monde, et illustré à quel point le déferlement de vapeur a implacablement miniaturisé les continents ; une possible explication de la popularité des trains électriques chez les petits et grands, ou du plaisir à parcourir les lignes de ce charmant jouet grandeur nature qu’est la Suisse ! Les adeptes du train de nuit, et notamment des trajectoires en yoyo à travers les Alpes, ne seraient pas dépaysés par la quatrième. Elle rappellerait qu’allongé dans son compartiment, le voyageur est comme un niveau à bulle à l’épreuve sensible des courbes d’un territoire pourtant invisible. La cinquième enfin, sans issue, achèverait le scénario de la visite : il deviendrait alors évident que les voitures forment un huis clos dynamique, et la voie ferrée, la linéarité d’une histoire intensifiant le face à face et le besoin d'échappée. Ne croyez pas cependant que je peux consacrer un texte à n’importe quelle locomotion. Car si j’en ressens parfois l’envie au sujet du train, c’est pour la somme démentielle d’idées que je lui dois, et bien sûr, l'amour du voyage avant sa destination.

/// Illustration : Canada scenic railway, 1908

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J’associe les plages aux femmes : c’est en effet sous le regard protecteur de deux d’entre elles que j’ai grandi sur le sable de la Bretagne ; arpenté ces inépuisables royaumes que sont les dunes, les mares, les vagues et fonds marins, incroyablement réunis en un seul et même lieu. J’ai vécu leurs inquiétudes à m’éloigner, repousser des limites pourtant déjà âprement négociées, jusqu’à échapper du phare de leur surveillance et m’aventurer vers les supposés dangers dont elles s’évertuaient à me préserver tant. Plus qu’ailleurs, sans doute parce qu’elles offrent un rare horizon dégagé, les plages m’ont fait ressentir la dualité de leur regard, pour ne pas dire le véritable duel qui se jouait à travers lui : voir dans l’enfant les fondements d’un édifice promis à s’élancer, sans l’empêcher de s’accomplir en devenant l’architecte de soi ; et projeter simultanément en lui des lames d’angoisse face à la perspective outrée des affres de la vie, au risque de ne faire de ses fondements qu’un abîme. Parce que l’assurance de la raison est ce qui empile et l’irrationnel de la peur ce qui effrite, je perçois dans les châteaux de sable qui se font et se défont sur les rivages l’une des images décisives de ce qui m’a à ce jour déterminé. De fines granules ordonnées, mais d’un mélange contradictoire et presque symétrique d’une matière à la fois composant les plus ambitieuses constructions, et fatalement condamnée à s’effacer – pour reprendre les mots de Foucault – « comme à la limite de la mer un visage de sable ». Peut-être est-ce la raison, comme on me l’a très justement fait remarquer, de mon intérêt pour l’utopie, les architectures de papier, les performances théâtrales ou les univers sonores, en somme des formes de l’éphémère voire de la fragilité ? Dans ma quête d’autres images et de nouvelles formules, j’y pense avec tendresse, et un certain amusement, puisqu’à mes étés de sable de la Bretagne succédèrent bientôt des étés de pierre de Castille et León. À croire que le besoin de construire des châteaux en Espagne était trop fort.

/// Illustration : château de sable de Pieter Wiersma, années 80

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Adamanthée, Cresphonte, Ménestho, Perfica, Yauk... les divinités défilent sur les pages séculaires et en miettes de mon Dictionnaire de la fable, et j’en viens à un constat : entre l’être humain le plus petit et le plus grand, le plus gracile et le plus imposant, le plus imberbe et le plus hirsute, les différences quantitatives sont peu marquées ; les variations physiques du genre primate bipède sont limitées ; et même les spécimens les plus difformes ou en déficit d’organes, tenus pour monstres, ne s’éloignent pas tant du canon. Par comparaison, je trouve les caractères des gens d’une bien plus grande diversité, promesse d’autant de mondes intériorisés. Au point où, s’il fallait que les corps reflètent exactement ce qu’ils renferment, l’apparence humaine serait beaucoup plus drôle. On croiserait des géants à la foulée légère de pieds bandés, des passionnés dans la version charnelle de leur véhicule chéri, quelques raturés des mensonges qu’ils profèrent, de rares créatures à la peau si invaginée qu’elles sont retournées, ou encore des blancs dont la couleur résulte du mélange de toutes les autres, et j’en passe... Et cette exhibition généralisée, naturellement, révélerait autant de laideur que de beauté. Alors voilà le fond de ma pensée : les figures mythologiques – qui abondent d’extravagances corporelles – ne sont-elles pas une sorte de compensation face à cet état de primordiale contenance et d’asymétrie ? Je n’évoque pas le génial recours de Freud à Œdipe, Jocaste et Laïos comme pierre triangulaire et preuve des mécanismes à l’œuvre dans l’inconscient, puisque les statuettes antiques peuplant son bureau formaient une typologie de lecture avant tout centripète sur les êtres. Mais plutôt les auteurs de la trempe d’Ovide et Apulée dans leurs Métamorphoses, qui exercent une telle force centrifuge sur les protagonistes que ceux-ci sont obligés, sinon de se transformer d’un état à un autre, au moins de vivre un drame opposant l’âme et l’enveloppe qui l’abrite. Les lire incite à un exercice aussi perturbant qu’essentiel : imaginer sa propre représentation symbolique, et peut-être quelques indices l’assumant au dehors de soi... D’ailleurs, quelle serait la vôtre ?

/// Illustration : Moloch, gravure du 19e siècle

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En l’absence de linguiste, je me risque à baptiser ma petite théorie du jour « les fugitifs de l’écriture », et à m’attaquer à un problème aussi crucial qu’océanique : l’ambivalence des mots. Par là je ne désigne pas ce symptôme flagrant et récurrent de l’espèce humaine qui consiste pour certains à verbaliser une chose tout en la réprouvant catégoriquement du visage. J’entends plutôt le renoncement à cette idée hygiéniste selon laquelle la justesse d’écriture reviendrait à transmettre au plus grand nombre de la façon la moins équivoque possible. La littérature n’a bien sûr pas attendu que le théâtre fasse de « l’œil du prince » un vestige du passé pour juger que l’unicité de point de vue est illusoire, futile, voire dangereuse. Et accepter de facto qu’assembler une phrase mène à une inexorable ramification polysémique où chaque mot ne demande qu’à fuir, même s’il est rassurant – et quelque part reposant – de penser qu’écriture et lecture restent au service de l’intérêt général et du sens commun. Que les choses soient claires cependant : il ne s’agit pas ici d’une boulimie du verbe pour le seul plaisir du cumul ou de la surcharge, mais bien d’une richesse d’interprétation, et de l’augmentation des possibles de l’imagination. Si j’aime que trois ou quatre significations s’entrechoquent au sein d’une même formule, c’est bien parce qu’il est réjouissant d’essayer de prévoir un peu celle qui primera du côté du lecteur, celles qui suivront à coup sûr dans un second temps, ou celles qui ne se révéleront qu’à celle ou celui qui fait subir à l’écrit un déchiffrage tenant de l’art divinatoire. Qu’il y ait ou non une forme d’exactitude dans ces manières d’assigner une valeur au propos d’autrui n’enlève jamais l’indicible atmosphère qui s’établit par petites touches à mesure de l’altérité des mots qui nous traversent, et qui dessinent peu à peu les traits d’un masque auquel se prête volontiers le visage à la recherche d’un autre regard. Il serait faux de croire qu’une telle incertitude du bout de la plume serait un mal strictement français. Car même avec des moyens limités, il est aisé de sentir cette incertitude dans de nombreuses langues et chez de nombreux auteurs, et d’observer au passage que plus le langage et son usage sont réflexifs, plus ils sont aptes à libérer le signifiant du joug du signifié. Pour toutes ces raisons j’ai adoré Mallarmé ou Joyce, l’effraction au sens et l’irréductible de leur langue ; langue que j’emploie à dessein, parce que c’est bien à chaque fois un monde qui s’ouvre si l’on consent à la lire comme se visite une exposition, intérieure mais incontrôlée. Un peu comme la bifurcation contrariante de la caméra face au carrefour initial du Voyage en Italie, où l’on ne sait pas vraiment si le personnage d’Ingrid Bergman tente une échappée, ou l'usage suspect du « censément » et du « sans doute » par Alain Robbe-Grillet, j’apprécie l’écriture qui fait bifurquer les mots jusqu’à les déposséder. En cela je ne vois pas d’ambiguïté mais juste le besoin que d’emblée tout ne soit pas trop lisible, l’accès à l’autre trop immédiat, et le jeu, trop limité. Ce qui explique sans doute pourquoi je ne suis jamais parvenu à lire la Bible autrement qu’en filigrane, et à voir dans la succession de ses paraboles autre chose que l’image persistante des faits humains réels ayant inspiré les Saintes Écritures. Je me tourne donc vers les auteurs qui font perdre aux mots leur innocence, désencombrent leur langue maternelle d’une charge pesant sur chaque terme depuis l’enfance, phénomène qui disparaît d’ailleurs dès que l’on s’essaye à une autre langue. J’y vois le double mouvement d’un lien plus intense et plus libre aux mots qui se joue par exemple dans la philosophie ; dans les récits de rêve aussi, puisque rien de ce qui y est énoncé ne signifie ce qu’il peut de prime abord sembler ; et plus généralement dans la littérature dont le sens flotte au-dessus des phrases et échappe, comme un papillon au filet, à toute détermination qui équivaudrait à une fatale et atroce capture. Au royaume de ces fugitifs la poésie n’est pas en reste : sur les terres reconnaissables d’auteurs tels que Char, lire revient à faire pousser des espèces dont les graines demeurent imprévisibles et inconnues.

/// Illustration : OUT et T/HERE de Peter Downsbrough, 2011 et 2016

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Avant de construire un ciel, savoir ce que l'on souhaite hisser et illuminer par-dessus soi, il faut d'abord apprendre à le lire, ou au moins y prendre goût. Quand je me creuse, je me dis que longtemps j'ai été analphabète. Mais mes balbutiements remontent sans doute à ces nuits où Bruno, un ami de famille, braquait une lampe torche vers des régions de la voûte céleste qu'il racontait divinement. Car aussi informel ce spectacle d'entre les herbes d’été pouvait-il sembler, il renfermait une idée qui ne demandait alors qu'à grandir : en surface ou profondeur, au gré d'une légende astronomique ou astrologique, et pour quelques minutes ou secondes d'arc, lire ou écrire les étoiles et planètes revient déjà à les bâtir. Je n’en creusais l’idée que bien plus tard, réalisant que Kepler mobilise des colonnes dans son programme de rénovation du cosmos, Flammarion pare la terre d'un voile transparent digne des sphères d'Aristote s'il ne cristallisait pas le désir d'un ailleurs inaccessible... Je crois avoir été plus touché encore par les fabriques du ciel négociées avec la croûte terrestre. Je songe au cratère que Turrell excave peu à peu afin de voûter les volumes aériens de l’Arizona sur ce qui devient un immense globe occulaire ; et surtout au cratère de l'Haléakala à Hawaï qui, aux yeux cette fois de London, produit la sensation de s’enfoncer dans « la construction d’un nouveau monde » pendant que les îles Lanaï et Molokaï, au large, paraissent « suspendues dans le ciel ». Vous me trouverez peut-être contrariant, mais à la question de savoir ce que je vois là-haut ou voudrais discerner, j’ai fini par trouver une réponse en creux, et tourner mon regard d’architecte vers le sol : je laisserai certes le ciel libre et intact de chaque entaille venue le consteller, que je couplerai néanmoins à une demi-sphère retranchée de la terre, qui simulera l’hémisphère austral masqué par notre planète. N’est-ce pas contradictoire, me direz-vous, de vouloir la totalité des étoiles si c’est pour rester dans un tel trait d’union entre terre et ciel ? Des Navaros n’ont-ils pas, vous répondrais-je, sur les lourdes veines opaques du canyon de Chelly, tracé leurs propres chemins stellaires ?

/// Illustration : Gary Tepfer, Canyon de Chelly, 1994

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J'aurais aimé être David Douglas pour donner mon nom à un bois ; le meilleur ami de Dante pour savoir si la Divine Comédie peut s’écrire sans aucune contrepartie amoureuse ; Tycho Brahé pour en finir avec la longueur de mon nez, et Philip K. Dick le temps de mettre son œuvre au propre ; Ledoux, Horeau ou Pouillon pour me targuer d'entrer au club des architectes emprisonnés ; Claude Lévi-Strauss car son rêve caché était de bâtir des théâtres ; n'importe quel médecin de campagne pour m'épargner d'innombrables maladies imaginaires ; Marcel Proust pour la décision de réinventer le monde du fond d'un lit ; Henry de Monfreid pour sa longévité et sa capacité de nage en eaux troubles ; Henry Fonda dans 12 Angry Men démontrant le bienfait des architectes en diverses circonstances ; un héros précoce du calibre d’Arthur Rimbaud pour faire le deuil de devoir réussir sa vie ; Isaac Newton juste pour vérifier si le silence d'un génie pèse vraiment sur le cours de l'histoire ; un fantôme si bienveillant que le paranormal serait plébiscité ; Hedy Lamarr parce que quitte à être un sex-symbol, autant être aussi un monstre d'intelligence ; Bruno Taut pour avoir prouvé qu'il n'est pas vain de vivre dans un diamant ; Stan Brakhage pour l’expérience de changer d’œil, et Andrée Chedid pour la grâce d’un « r » roulé ; Jean-Henri Fabre pour ne pas seulement penser qu'il y a une beauté en chaque animal ; Georges Méliès avant qu'il ne vende ses pellicules au poids à un fabricant de peignes ; Thea von Harbou ou Fritz Lang lorsqu'ils enfantent de leurs premiers films ; Thomas Edison pour avoir demandé la main de sa femme en morse du bout des doigts ; Gene Kelly pour assumer mon goût pour les claquettes comme les gestes francs du flamenco ; Émilie du Châtelet en raison de ses lettres au marquis de Saint-Lambert ; Tchouang-Tseu pour l’art de déjouer les schèmes de la pensée ; Jean Rouch dans l'espoir de traverser l’Afrique de fond en comble ; et tellement d’autres encore… Bien sûr je n’oublie pas les analogies et distinctions à l’œuvre dans toute identité, et surtout la nécessité d’être soi-même. Aussi finirais-je par Sisyphe en n'ayant ainsi, et pour l'éternité, qu'à rouler mon rocher.

/// Illustration : colorisation personnelle du système d’identification criminelle Pinkerton

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Je dirais pour commencer qu'elles n'ont pas la même saveur si vous les cherchez que si elles viennent à vous. Je veux parler des expériences immersives lors desquelles les sens plongent soudain dans une totalité. Il peut s'agir là d'un nuage strident de mouettes sur le sillage d'un bateau de retour d'Ouessant ; ici d'une cloche au sommet du campanile de San Marco d'un coup si saturé de vibrations que ces dernières deviennent quasi palpables dans l'air ; ou encore du plancher du château de Kerjean un soir de vernissage, sous lequel ne perce qu'un ballet de pieds patinant au-dessus de votre tête, sans parole. Certes, la plénitude n'est pas uniquement sonore et peut également naître, au cours d'une baignade d'été, du kaléidoscope argenté d'un banc de poissons, où l'immersion - véritablement océanique - est cette fois aussi concrète que silencieuse. Mais les musiciens savent bien à quel point la fluidité acoustique imprègne naturellement les corps jusqu'à parfois s'élever en art de les noyer : une certitude, pour qui se perd dans la vertigineuse forêt des tuyaux d'orgue de Saint-Eustache tandis que Jean Guillou, au clavier, s'amuse à faire résonner tous les troncs et brindilles de son instrument afin de vous encercler ; ou pour qui fait l'expérience d'un « wall of sound » tel que le groupe My Bloody Valentine l'inflige au public par une tempête d'ondes, s'éprouvant moins par l'oreille que par un tremblement à tout l'organisme. Au fond des jeux de volumes, de dispersions et de mouvements, où un même double sentiment domine, entre dissolution et circonscription.

/// Illustration : système de miroir acoustique

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Ce serait presque la photo la plus intime imaginable : celle qui révèlerait les livres composant ma bibliothèque. Ce cliché, toutefois, nécessiterait un montage, car même sans prétendre au monstrueux labyrinthe des piles d'ouvrages matérialisant la demeure d'Umberto Eco, mes étagères se déploient dans plusieurs pièces et sur plusieurs murs. Il faudrait ensuite avouer une fierté en forme d’habitude obsessionnelle, et ce depuis l'adolescence : chaque première page de mes livres porte au crayon la date et le lieu d'acquisition, voire une précision s'il s'agit par exemple d'un cadeau ou d'une édition rachetée car perdue. Leur classement est thématique, assez tolérant et souvent poreux. Je n'ai jamais ressenti le besoin d'un ordre trop strict, notamment car j'ai longtemps bénéficié d'une mémoire visuelle me permettant de savoir très exactement où chacun se trouve : aujourd'hui encore je n'ai pas complètement perdu cette faculté, en fermant les yeux, de pouvoir parcourir de tête chaque tranche ou couverture de livre et d’y vérifier le nom d’un auteur, un titre ou un éditeur, même s'il faut reconnaître que cette acrobatie hypermnésique est plus encombrante qu'autre chose. Je vis auprès de ma bibliothèque avec le sentiment de ce qu’elle dit, par les ramifications d'ouvrages qu'elle totalise et continue de faire croître, de ce que je suis. De ce point de vue, certaines étagères sont trop vieilles et poussiéreuses, quelques rangées m'accompagneront toujours, quand certains volumes sont futiles ou même honteux (le Vatican n'a pas le privilège de l'« enfer »). Mais chaque livre conservé est une promesse d'être un jour rejoint par d'autres et faire légion, de gagner en valeur à la faveur d'une nouvelle passion, heureux survivant d'un élagage survenant régulièrement pour une simple raison : trouver un peu de place, ne pas aller au-delà d'une double rangée qui brise déjà assez le plaisir du regard synoptique et dominateur sur tout ce savoir et ce plaisir paginés. « Tu as tout lu ? » me demandent certains enfants ou grands enfants, me renvoyant dans mes cordes et habitus de lecteur. Là aussi je dois dire que la mémoire me garde de la noyade, m'autorise une navigation décomplexée sans pourtant souffrir d'imprécision. Comment pourrais-je sinon me permettre de faire coexister des imprimés que séparent plus de deux siècles, et suffisamment de langues pour risquer une nouvelle crise des Balkans ? Lorsque ce petit monde fut rejoint par mon premier livre, qu’il me fallut plusieurs mois à accepter, je cherchai un temps l’endroit où le faire trôner, avec d’autant plus d’égard que je le savais d’un format rare et partagé que par un seul autre opus de ma bibliothèque. Puis à l’arrivée du second, j’en vins à poser pragmatiquement l’un et l’autre à portée de main. Pour finalement éprouver du plaisir, aujourd’hui, à les savoir simplement mêlés aux autres, comme tout un chacun parmi la foule.

/// Illustration : mon ancienne bibliothèque, 2021

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Au musée des états d’âme, je consacrerais une salle à la plénitude où figurerait au moins un tableau de Bosch débordant de personnages et de désirs. À l’autre bout, il y aurait également une salle en hommage à ceux qui se recroquevillent dans la vaine attente ou s’assèchent sur un goût de vide. Tarkovski serait son nom, s’il fallait en trouver un, et sa décoration ressemblerait d’ailleurs à une photographie d’un décor du film Stalker : dans ce théâtre incertain on ne sait pas très bien si l’on est témoin ou acteur du désert intérieur, ni même l’hôte ou l’architecte d’une possible métaphore cérébrale. Selon les cas on peut n’y voir que silencieuse désolation, ou l’illustration plus joyeuse, au gré du modelé de ses dunes, des hauts et bas de la vie tels que Sinatra peut les célébrer en chanson. Voire, dans un sursaut d’optimisme, la chambre à écho d’une solitude indispensable avant que le vide ne fasse advenir. Au lointain la salle est ouverte et rappelle que la « Zone » dépeinte par Tarkovski dans Stalker est une traversée et une épreuve : on s’y brise ou on tient bon – souligne le cinéaste – selon son discernement et le sentiment de sa propre dignité. Deux autres salles du musée que je cherche encore.

/// Illustration : plateau du tournage de Stalker, 1979

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Ne croyez-vous pas que certains gestes restent au corps à jamais ? L’un de ceux que je porte quotidiennement m’a été asséné au Théâtre des Bouffes du Nord, un jour que je faisais découvrir à ma fille aînée une représentation de marionnettes d'Asie : le culte que je voue à ce genre de spectacles et le protocole lié au déplacement d’une demoiselle de cet âge nous font arriver très en avance, si bien que nous obtenons les places du premier rang au centre, c’est-à-dire à portée du souffle des acteurs, si ces derniers en étaient seulement pourvus. Musiciens et marionnettistes s’affairent autour du castelet et voilà qu’une épopée se déploie sous nos yeux, d’abord incompréhensible, puis divertissante dans l’incompréhension, et enfin incompréhensiblement délicieuse, sentiment visiblement partagé par toute l’audience qui, à l'achèvement du rite, lève toute équivoque sur un éventuel décalage culturel par un tonnerre d’applaudissements. C’est à ce moment précis que le drame survient, car la troupe se tient juste devant nous, et il vient à l’un des marionnettistes de parachever la communion en faisant tendre le bras à sa marionnette pour nous serrer la main, ma fille et moi. Or jamais je n’ai ressenti comme cette fois à quel point tout le sacré de ce personnage imaginaire, que le public avait lentement mais unanimement chargé de toute son attention et de son affection, était perceptible du bout de sa main vitale en carton. Capable d’un simple geste et par la projection merveilleuse de la représentation, de nous transmettre l'entière force de cet enchantement, et des années plus tard en notre corps, nous enchanter toujours.

/// Illustration : Rara Ireng, marionnette de l’ouest de Java

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L’une des inventions les plus exaltantes des séries télévisées des deux dernières décennies est d’avoir substitué ce que l’on appelle communément la « théorie du conflit central » par ce que je serais tenté d’appeler la « théorie du conflit mental ». C’est-à-dire ne plus tant mettre en scène un antagonisme extérieur entre plusieurs personnages qu’un conflit intérieur fracturant l’héroïne ou le héros en jeu. Ainsi de Tony Soprano (The Sopranos) ou de Walter White (Breaking Bad), le premier n’ayant de l’enfant de chœur suggéré par son nom que sa propension à faire chanter les autres, tandis que le second, que l’on supposerait blanc comme neige par un patronyme tout aussi suggestif, fabrique un « cristal » loin d’être aussi pur que ce mot ne laisserait l’entendre a priori… Cette évolution passionnante de la narration et du manichéisme à la sauce américaine ne résout toutefois pas une question cruciale que le cinéaste Raoul Ruiz pointe avec irrésistible humour dans sa Poétique du cinéma : comment faire en sorte que la fiction ne soit pas recentrée en permanence par la lutte – qu’elle soit extérieure ou intérieure –, et qu’elle ne déroule pas seulement le fil d’une inexorable causalité ? Pas évident de trouver une illustration probante à ces quelques lignes, sauf peut-être ces « visages de fous » trouvés chez un bouquiniste en mai 2002. Une terrible brochure dévoilant les figures recluses et bien réelles d’un ancien asile d’aliénés, dont les traits, irrémédiablement, partent à la dérive.

/// Illustration : détail de la brochure Visages de fous

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Une hypothèse me vient à chaque fois que je tombe sur cet enfant s’amusant à faire tourner la Lune : que les jeux de balles ont quelque chose à voir de près ou de loin avec l'orbe des corps célestes. Bien sûr, le célèbre dessin de Grandville dans Un autre monde, où un solaire moustachu jongle facétieusement avec des planètes, est toujours là pour nous le rappeler. Ou encore les femmes Sara du Tchad immortalisées par Marc Allégret et André Gide au milieu des années 20, négociant laborieusement l’attraction terrestre sur une immense boule rapiécée, au cours d’une partie de push-ball des plus joyeuses et endiablées. De même, les innombrables images de hippies s’adonnant à toutes sortes de « World Game », durant lesquelles un ballon figurant la terre s’en déleste insoucieusement... D’éminents spécialistes de la gravité, dont les subtils secrets de mécanique newtonienne se cachent peut-être dans leur musculeuse gestuelle ?

/// Illustration : gravure d’un enfant faisant orbiter la Lune

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Rare qu'une pochette de disque donne autant à voir qu'à écouter. J'y songe dans la fraîcheur du matin. Plus particulièrement ce moment suspendu lors duquel, assis sur les gradins d'un planétarium grimé en théâtre, j'en discutais avec le fameux penseur du « retour sur terre », sans pleinement mesurer qu'elle résumait une bonne part de ses arguments : s'il existe une délicieuse littérature d'envol du corps pour les étoiles, dont il faudrait encore retracer l'extraordinaire histoire, peu de textes au fond révèlent autant que cette image que l'envol, malgré toute sa force onirique et son monstrueux effort d'arrachement, reste irrémédiablement ancré à son point de départ terrestre. C'est l'intelligence de cette photo de bord de plage, qui élude d'abord toute question matérielle de nudité ou de problème esthétique du corps masculin, pour ensuite se renverser, et de la sorte, faire que l'ici-bas puisse devenir le haut.

/// Illustration : pochette du 33 tours Sirius de Karlheinz Stockhausen

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Lune du 17 janvier dernier via ma lunette astronomique puis mon téléphone. Plaisir de substituer le parfait croissant par le contour craquelé de la lumière à la rencontre des cratères. Plaisir aussi de se projeter avec humilité à cette échelle colossale, formant pourtant un si proche et insignifiant fragment de l'au-delà. Parfois (pas cette fois, mais ça m'est déjà arrivé par surprise) s'ajoute le transit furtif de l'ISS, qui en rajoute encore un peu plus au ballet de l'intangible.

//// Illustration : Lune du 17 janvier 2021

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